Mercredi 20 février, les forces de sécurité ont saisi de grosses quantités d’armes dans un dépôt situé dans le quartier populaire d’El Menihla. Cette saisie comporte des Kalachnikovs, des lance-roquettes, des RBG, ainsi que des munitions, des tenues militaires, des grenades et du matériel pour préparer des bombes artisanales. Treize suspects ont été arrêtés, dont onze se sont retranchés dans la Mosquée Ennour à Douar Hicher, ce qui a justifié une descente de police dans ce quartier. Le lendemain, à Sidi Bouzid, des confrontations sanglantes ont lieu entre des individus armés à bord d’une voiture, immatriculée à l’étranger et des éléments de la Garde nationale et de l’armée. Bilan : deux blessés au sein des forces de l’ordre et des agresseurs en fuite, lesquels ont abandonné le véhicule dans lequel on a retrouvé des tenues militaires, des armes blanches, des GPS et des jumelles.
Des RBG à Tunis!La saisie d’armes sophistiquées et les confrontations entre des hommes armés et des forces de la sécurité deviennent de plus en plus fréquentes. Il est vrai que la circulation des armes dans le pays n’est plus un secret pour personne, depuis déjà 2011, date de l’arrestation du groupe de Rouhia. Mais qu’elles arrivent actuellement en pleine capitale, cela dénote d’une situation sécuritaire réellement dangereuse ! Rappelons qu’avant la découverte du dépôt de Mnihla, il y a eu la saisie d’armes à El Mourouj et même à Lafayette, où l’on avait retrouvé en octobre 2012 quatre pistolets. Jusque-là, l’armement circulait à l’intérieur du pays, plus exactement du Sud vers le nord-ouest et le centre-ouest, c’est-à-dire de la frontière libyenne vers la frontière algérienne. Mêmes les arrestations et les saisies faites par la Garde nationale et l’armée tunisienne ont été réalisées à Médenine (ou en janvier un dépôt d’armes lourdes a été découvert), à Jendouba, au Kef et à Kasserine où un réseau composé de quarante djihadistes proches de l’AQMI a été démantelé. On se demande alors pourquoi certains commencent à stocker des kalachnikovs, des bombes et des lance-roquettes à Tunis et ses environs. Est-ce l’intention de mener des opérations terroristes contre des cibles touchant directement à la souveraineté de l’État ou le souci de simplement les mettre à l’abri du contrôle policier et militaire qui s’accentue surtout à l’extérieur de la capitale ? Car comment peut-on expliquer l’existence de RBG, destiné normalement à attaquer des bâtiments entiers, dans le dépôt de Mnihla?
Alaya Allani, expert dans l’islamisme au Maghreb estime que les deux thèses sont plausibles. «D’une part les djihadistes voudraient probablement déplacer les armes vers des endroits plus sûrs, vu l’intensification dernièrement des opérations de ratissage dans les zones frontalières et dans le sud. D’autres part face à la guerre au Mali et à la tendance des groupes terroristes à organiser des opérations spectaculaires de riposte dans les pays voisins, à l’image de ce qui vient d’arriver en Algérie, il n’est pas exclu que la Tunisie soit intégrée à cette logique.»
Forts liens avec Al-QaïdaUne chose est sûre, les cellules dormantes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) opèrent activement sur le territoire national, avec la complicité de la frange salafiste djihadiste, dont plusieurs éléments ont auparavant combattu au sein d’Al-Qaïda que ce soit en Irak, en Afghanistan, en Tchétchénie, en Libye et même en Europe. Inutile de rappeler le parcours du chef d’Ansar Achariâa, Abou Iyadh, qui a participé à la bataille de Jalalabad en 2011 et qui était même à la tête du «Groupe tunisien des combattants» en Afghanistan, avant d’être arrêté en 2003 en Turquie et remis aux autorités tunisiennes.
Ce même Abou Iyadh, chargé de créer le groupe «Ansar Achariaâ» en Tunisie (devenu le nouveau nom pour baptiser les filiales de la nébuleuse terroriste dans le monde), aurait rencontré en automne 2012, le numéro deux de l’AQMI en Algérie afin de se mettre d’accord sur la mise en place de camps d’entrainements pour les djihadistes tunisiens et la coopération logistique et matérielle, ce qui inclut le transfert d’armes, de combattants et de vivres. Le fruit de ce partenariat nous l’avons vu en décembre 2012, quand les forces de sécurité tunisiennes ont découvert un groupe terroriste de quarante hommes dans la zone de Bouchebka à Kasserine, lequel cherchait à installer un camp de formation de nouvelles recrues en vue de mener des opérations djihadistes sur le territoire national. L’enquête faite par le ministère de l’Intérieur avait révélé des liens entre ce groupe, nommé Okba Ibn Nafâa, dont ils ont réussi à arrêter seize éléments et le groupe d’Errouhia (arrêté en mai 2011), ainsi que celui de Bir Ali Ben Khelifa (arrêté en février 2012). Ces liens remontent même au groupe de Slimène ayant voulu entreprendre des opérations terroristes en Tunisie en 2006 pour le compte d’Al-Qaïda.
Tunisie: «un réservoir de djihadistes»L’implication des Tunisiens au sein de la nébuleuse terroriste n’est plus à démontrer. Des rapports sécuritaires évaluent leur nombre à 300 djihadistes. Dans une interview donnée au réseau «Chouyoukh Al Islam», Abdel Ilah Ahmed, le président du comité politique et des relations extérieurs au sein de l’AQMI a reconnu l’appartenance du groupe de Rouhia à ses rangs. Il a aussi révélé que «l’un des devoirs majeurs des «frères» en Tunisie, en Libye, en Algérie, en Maroc et en Mauritanie, est d’acheter les armes, de les stocker et de les fournir aux djihadistes». À la demande de donner un conseil aux «frères en Tunisie», il leur avait recommandé de «nouer contact avec leurs frères au Sahel saharien et en Algérie afin de renforcer les rapports et l’échange d’expertise.»
Son appel n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd, puisque les salafistes tunisiens s’activent pour l’envoi de centaines de jeunes combattants en Syrie et plus récemment au Mali afin de soutenir les groupes terroristes au nord du pays.
La dernière opération à In Aménas a révélé la place importante qu’occupent les Tunisiens dans l’AQMI. Onze djihadistes de nationalité tunisienne figuraient au nombre des trente-deux ravisseurs, soit un tiers. Lors d’une déclaration de l’un des détenus tunisiens aux autorités algériennes, Abou Talha Attounsi, de son vrai nom Derbali Laâroussi, a affirmé que l’AQMI est en train de préparer des opérations terroristes en Tunisie, à l’image de ce qui a été fait à Tingourine (Algérie). Il a aussi révélé que des dizaines de Tunisiens sont en train de s’entrainer dans le nord du Mali pour attaquer leur propre pays, et ce en coordination avec les cellules dormantes.
La thèse selon laquelle la Tunisie est devenue un «réservoir de djihadistes» semble donc se confirmer de jour en jour. Une partie serait employée pour renforcer les rangs des groupes terroristes en Syrie, au Mali et même en Algérie qui figure désormais dans la liste des pays à inclure dans le Printemps arabe. Une autre partie restera localement pour servir d’antenne à AQMI et opérer sur le terrain. C’est ce qui explique probablement l’appel récent d’Abou Iyadh aux djihadistes tunisiens en Syrie et en l’Irak pour revenir en Tunisie.
Nous n’avons malheureusement pas d’informations précises ni sur le nombre des combattants opérants dans les cellules dormantes, ni sur le stock d’armes existantes, puisque les autorités tunisiennes sont très réservées sur ce sujet. Mais les forces de l’ordre disent continuer à faire ce qu’elles peuvent pour leur faire face, même si les moyens manquent terriblement. «Nous avons besoin de renfort sur le plan matériel et humain, nous n’arrêtons pas de le dire et de le redire, mais en vain. Toutefois, en aucun cas nous ne laisserons le pays sombrer dans le terrorisme et le crime organisé. Nous continuerons à lutter», explique Chokri Hamada,président du syndicat national des Forces de l’ordre.
Selon certains experts en géopolitique, la Tunisie est en train de subir les conséquences de tout un projet américano-qatari d’islamisation de la région qui se déclinerait en deux actes : permettre la montée des islamistes au pouvoir et tolérer l’implantation de la mouvance salafiste, qui par ses actes violents et terroristes visant la déstabilisation de l’État, justifierait l’ingérence étrangère. Ce plan aurait pour objectif de permettre aux Occidentaux et à leurs alliés du Golfe de profiter des ressources énergétiques dans la région du Sahel et au Maghreb arabe. Nous avons déjà vu la mise en application de cette stratégie en Libye, laquelle est devenue un territoire de libre circulation d’armes, de trafiquants de drogues et de milices, mais en même temps une terre où se sont établies en masse des sociétés étrangères pour exploiter le pétrole et le gaz libyens. Et maintenant, c’est au tour du Mali, un pays africain pauvre, traversé par des conflits ethniques, qui s’est retrouvé à subir l’implantation de groupes terroristes, profitant de la manne d’armes provenant justement de Libye, et l’intervention française conséquente. Et le scénario malien est susceptible de se produire dans tous les pays de la région Sahel saharien et du Maghreb.
Un expert algérien en sécurité avait prédit «un printemps africain» pour Al-Qaïda dans cette région. Les groupes terroristes avaient déjà commencé à l’investir dès le début des années 2000, profitant de l’étendue désertique de ce vaste territoire, des frontières poreuses, des confits ethniques et des faiblesses des États sahéliens. Auparavant, il y avait eu tout un effort de préparation du terrain. «Dès la fin des années 1990, bien avant le transfert de l’AQMI au Nord-Mali, l’islam radical pénétrait les pays d’Afrique de l’Est et de l’Ouest ainsi que l’Afrique du Sud. Dans le sillage des œuvres de bienfaisance, des prédicateurs se réclamant de l’organisation pakistanaise Da‘wa recrutent de jeunes africains pour des formations au Pakistan et diffusent un enseignement de l’islam d’inspiration wahhabite. À leur tour, l’Arabie saoudite, l’Iran et la Libye, rejoints par le Qatar, financent des programmes généreux qui investissent les mosquées partout en Afrique de l’Ouest, à l’appui de programmes combinés d’aide charitable et d’encadrement religieux», selon le géopoliticien, Mehdi Taje.
Petit à petit, les terroristes ont opéré une jonction avec les narcotrafiquants, venus d’Amérique latine qui font venir la cocaïne par l’Afrique de l’Ouest et l’héroïne par le Moyen-Orient, sans oublier le haschich qui arrive du Maroc, un des premiers producteurs au monde. On parle de 35.000 tonnes de cocaïne qui transitent par l’Afrique, soit environ 40% de la consommation mondiale. C’est une aubaine pour les groupes djihadistes qui tirent aussi profit d’un autre marché juteux, celui de la prise d’otages, très lucratif depuis 2003. Un argent considérable a été rassemblé durant ces dernières années, estimé à 300 millions de dollars, qui passent par les banques maliennes et burkinabaise, avec la complicité de médiateurs gouvernementaux.
Dans ce paysage de terrorisme, de trafic de drogue, de blanchiment d’argent, doublé de conflits ethniques, de faiblesse des États africains et de montée de la corruption, difficile pour la Tunisie, déjà fragilisée par une crise politico-socio-économique, d’échapper aux conséquences moroses d’une situation régionale qui risque d’empirer.
Actuellement, une coopération à l’échelle régionale, voire nationale, est plus qu’urgente, ainsi que la nécessité de stabiliser le pays et de mettre en place une stratégie de sécurité efficace en commençant par neutraliser le ministère de l’Intérieur et par privilégier la compétence à l’allégeance partisane et l’intérêt du pays aux calculs politiques et électoraux.
Réalités du 28-2 au 6-3/2013