Dès huit heures du matin, les manifestants pacifiques sont arrivés à l’avenue Bourguiba avec leurs drapeaux, leurs pancartes et certains, même avec des fleurs. Ils pensaient, en cette belle journée printanière, pouvoir célébrer la mémoire des Tunisiens tombés, dans leur lutte acharnée contre le colonisateur, le 9 avril 1938. Arrivant devant le Théâtre municipal et devant le ministère de l’Intérieur, ils sont aussitôt attaqués violemment par les policiers qui lançaient dans leurs directions des bombes lacrymogènes et les poursuivaient avec leurs matraques. Des policiers épaulés par une milice proche d’Ennahdha, bien armée en bombes à gaz et en bâtons pour leur servir de renfort, en guettant ceux qui réussiraient à échapper des mains des agents de l’ordre. L’avenue Bourguiba s’est vite transformée en une arène de combat. Du gaz partout, des gens tabassés brutalement, sans distinction d’âge ni de sexe et poursuivis dans les rues environnantes. Les militants des droits de l’homme, les syndicalistes et les représentants des partis sont frappés, bousculés et agressés verbalement et physiquement. Jawhar Ben Mbarek, du réseau Destourna, est battu puis embarqué par la police, avant d’être relâché.
Répression des manifestants : acte IIDu côté de l’avenue Mohamed V, s’organise un autre groupe de manifestants qui s’apprête à se diriger vers l’avenue Bourguiba. Mais la police a été plus rapide, en allant les contrer, au niveau de l’ancien local du RCD. Vêtus en noirs, les visages fermes, les agents de l’ordre avançaient dans la rue comme une armée, d’assaillants. A les voir, on sentait que quelque chose de grave allait arriver. Pourtant, les manifestants ne se laissent pas impressionner. Ils continuaient leur marche, plus déterminés que jamais à rejoindre l’avenue Bourguiba.
Bientôt c’est le face à face, digne d’un film de guerre. Les négociations commencent entre les organisateurs de la manifestation, dont certains leaders politiques, comme Samir Taieb d’El Massar et Hamma Hammami du POCT et la police. Peine perdue…
Et puis, boom ! Les premières bombes lacrymogènes sont lancées en l’air. La chasse à l’homme commence!
Les policiers poursuivent les manifestants, courant se réfugier dans les ruelles. Et gare à celui qui tombe entre leurs mains. Coups de matraques, insultes, coups de pieds, puis embarquement de certains dans les fourgons. L’avenue Mohamed V plonge dans la fumée.
Ibrahim Gassas, héros du jourAprès ce premier clash, les manifestants reviennent à la charge. Ils se reconstituent de nouveau en groupes. L’arrivée sur place d’Ibrahim Gassas, le député de la Constituante, leur donne du courage. Avançant calmement, l’air peiné, portant dans ses mains une bombe lacrymogène vide, il est accueilli en héros national. «Vous voyez ce qui nous arrive M. Gassas ?», «Comment acceptez-vous qu’on soit traité de la sorte, alors qu’on est venu manifester pacifiquement, vous qui êtes si près du peuple ?», lance la foule en sa direction, tout en l’entourant. Silencieux, accablé, s’essuyant les yeux larmoyants par l’effet du gaz, il finit par rétorquer: «c’est désolant !». Il va en direction de la police et tout le monde le suit, en le croyant capable de se frayer un chemin entre les policiers. Mais en vain. Ces derniers restent intransigeants. La foule se reconstitue progressivement et le face à face se rétablit avec les hommes en noir, qui ne tardent pas à déclencher l’assaut de nouveau. Bombes lacrymogènes, poursuites, frappes à la matraque, …des gens tombent asphyxiés, d’autres essaient de leur venir en aide, ils sont bientôt rattrapés et tabassés.
Réactions mitigéesLa journée se poursuit avec son lot de confrontations, de blessés et de victimes. Certains sont transportés à l’hôpital, en urgence. Des journalistes nationaux et internationaux sont agressés. Et le bilan de s’alourdir. Entre-temps, les premières déclarations des responsables gouvernementaux tombent. Le ministre de l’Intérieur dénonce une infraction à la loi interdisant les manifestations sur l’avenue Habib Bourguiba et l’usage de pierres et de cocktails Molotov par les manifestants. Faits qui n’ont été confirmés par personne ce jour-là sur place. Moncef Marzouki, le Président de la République provisoire, a estimé lui, qu’il avait une légitimité tout comme le gouvernement et donc il ne comprenait pas pourquoi on voulait manifester contre eux. Quant à Mustapha Ben Jâafar, Président de la Constituante, il a condamné l’usage de la violence contre les manifestants, en demandant l’ouverture d’une enquête. Le Premier ministre provisoire, a préféré garder le silence.
Quant à la société civile dont une bonne partie a été agressée et maltraitée, malmenée, elle n’a pas tardé à réagir. La Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH) a organisé le jour-même une conférence de presse où elle a appelé à la révision de la décision du ministère de l’Intérieur d’interdire les manifestations pacifiques sur l’avenue Bourguiba et de fixer une durée à cela. Des juristes et des observateurs ont déclaré qu’une telle décision n’est pas légale tant qu’elle n’a pas été publiée au Journal Officiel.
Les évènements sanglant à Tunis n’ont pas laissé indifférentes les autres villes. A Monastir, Sfax, Gafsa, Sidi Bouzid et autres, des manifestations de soutien aux agressés ont été organisées. Des bureaux d’Ennahdha ont été saccagés et des postes de police brûlés. La vague de violence ne va pas s’arrêter de sitôt et la polémique continue à grandir. Un sit-in ouvert est organisé au Bardo devant la Constituante, une grève générale dans les facultés et les lycées, une marche symbolique des députés de l’opposition est organisée sur l’avenue Bourguiba et ce n’est pas fini. On se prépare déjà pour une grande manifestation sur cette même avenue, devenue le symbole de la défense des libertés, le 1er Mai, à l’occasion de la Fête du travail.Sera-t-elle une journée aussi sanglante ? Confirmera-t-elle les soupçons du retour de la dictature?
Réalités 11/4/2012