Le chercheur Alaya Allani, considère dans son ouvrage «La mouvance salafiste en Tunisie, les composantes et les catégories sociales» que le salafisme tunisien est né d’une scission au sein de la«Jamaâ islamiya» (le noyau fondateur d’Ennahdha) dans les années 80, comme étant l’aile radicale du mouvement islamiste des Frères musulmans. Il a aussi pris forme après le retour au pays, d’un ensemble de ses adeptes en provenance d’Arabie Saoudite où ils avaient suivi des études islamiques et dont bon nombre avaient été éduqués par le fameux prédicateur salafiste et ancien mufti d’Arabie Saoudite, Ibn Baz.
Le mouvement ne s’est pas fait connaître à l’époque mais c’est pendant le règne de Ben Ali qu’il a fait le plus parler de lui, à l’occasion d’opérations jihadistes dont celle de la Ghriba en 2002 et ensuite celle de Soliman fin 2006. La promulgation de la loi contre le terrorisme en 2003, a eu pour effet, des vagues d’arrestations au sein du mouvement dont les membres ont rempli les geôles, étant inculpés dans des affaires terroristes à l’échelle nationale mais aussi à l’échelle internationale puisque plusieurs d’entre eux avaient participé à des opérations violentes, en Irak, en Tchetchénie et en Afghanistan.
D’après l’Association internationale de soutien aux prisonniers politiques, 1208 salafistes ont été emprisonnées en vertu de la loi de 2003. La plupart avaient entre 25 et 30 ans dont 46% étaient issus du Nord du pays.
Les salafistes étaient suivis de très près par la police politique de Ben Ali et persécutés, ce qui ne leur a pas permis de structurer leur réseau et d’harmoniser leurs actions. Leurs chefs qui sont restés en Tunisie n’ont pas été épargnés comme Al Khatib Al Idrissi, originaire de Sidi Bouzid et le chef du mouvement, qui a été emprisonné durant deux ans pour avoir proclamé une fatwa légitimant la réalisation d’opérations jihadistes et ce, à la lumière des évènements de Soliman. D’autres ont été jugés par contumace tel Abdallah El Hajji qui a écopé, en 1995, de 10 ans de prison alors qu’il était au Pakistan.
La Toile: plateforme de recrutementLa persécution des chefs du mouvement et la dispersion de ses membres a engendré une dislocation du réseau qui n’a pu se recomposer réellement qu’après la Révolution. Résultat : les adeptes du salafisme, essentiellement les jeunes connaissent peu ou prou les figures du mouvement en Tunisie. Ils savent plutôt les noms des imams prêcheurs orientaux dont ils suivent régulièrement les prêches, les discours et les écrits via les cassettes, les livres mais surtout via Internet. D’ailleurs, le chercheur et spécialiste des mouvements islamistes, Sami Brahem, insiste beaucoup dans son article «Le salafisme dans un contexte tunisien » publié sur le siteweb «Al Awan», sur le rôle primordial joué par la Toile dans l’apprentissage des préceptes du salafisme et dans l’adhésion à ce mouvement. Grâce aux prêches publiées et à l’interactivité directe avec les imams, Internet a permis aux jeunes de suivre les préceptes de ces derniers, sans même les avoir rencontrés. Elle a facilité aussi la création d’un sentiment de cohésion et d’appartenance à une même communauté. «La toile permet de tisser un lien plus direct avec l’individu. En effet, l’interaction entre l’image et la parole permet un haut degré de connectivité, de fidélisation et offre donc la possibilité de transmettre un message plus complet», souligne Samir Amghar.
Quand on pose la question aux salafistes, majoritairement des jeunes entre 15 et 30 ans, de savoir comment ils ont adhéré à la doctrine salafiste, ils répondent tous à l’unanimité, être passés par Internet et avoir suivi les prêches de Mohamed Hassan, Abou Ishak Al Jouayni, Abdallah Mosleh et Mohamed Salah Al Albani. C’est le cas de Rim, 19 ans, étudiante en économie et portant le niqab qui dit avoir adhéré au mouvement, en accédant aux discours des imams salafistes sur Internet et en lisant des ouvrages d’Ibn Taymiya, Outhaymini, Ibn Al Qayem, Ibn Baz. De même pour Anouar, étudiant en 1ère année d’études littéraires en langue arabe, à la Faculté du 9 avril, qui a été approché par des fidèles à la mosquée mais qui a dû parfaire sa culture «islamique» grâce à la Toile.
Contrôle des mosquéesParmi tous les noms cités par ces jeunes, rares sont les noms tunisiens pour ne pas dire inexistants. Rare aussi, du moins avant la Révolution, qu’ils aient suivi directement les prêches des imams salafistes en Tunisie. Ce n’est qu’après le 14 Janvier qu’ils ont pu se rendre dans les mosquées pour les écouter. Ils ont donc pu faire connaissance avec Abou Iyadh de son vrai nom Seif Allah Ben Hassine, prêcheur à la cité Ettadhamen, Abou Ayoub, prêcheur à Oued Ellil (Manouba), Al Khatib Al Edrissi, appelé aussi «Ach-cheikh adharir» (le cheikh aveugle) qui prêche à Sidi Bouzid, sa vil- le d’origine, mais qui sillonne aussi le pays, pour prodiguer la bonne parole. Son prêche à la mosquée Zitouna l’été dernier a fait date car il avait proclamé une fatwa autorisant l’assassinat de Mohamed Talbi.
Il faut préciser que la force des salafistes repose essentiellement sur le réseau de moquées qu’ils contrôlent, dont le nombre selon les statistiques du ministère des Affaires religieuses a atteint environ les 200. Ces lieux leur servent de relais pour réunir leurs adeptes, les endoctriner et les diriger.
Le financement aussi y est, provenant essentiellement d’Arabie saoudite, comme l’a révélé récemment une chaîne satellitaire arabe qui a montré que ce pays a beaucoup aidé les salafistes, au cours des élections, via son ambassade à Tunis, même si par rapport à ce sujet, ces derniers ont été divisés : Certains prêcheurs ont appelé à les boycotter, les considérant comme «illicites» comme Abou Ayoub et d’autres ont encouragé leurs adeptes à aller voter comme Abou Iyadh, plus modéré, et convaincu de la nécessité de rester attaché à la réalité.
Alliance temporaire avec EnnahdhaReste à savoir, quel rapport entretiennent les salafistes avec les autres mouvements islamiques, essentiellement Ennahdha et Hizb Ettahrir.
La relation avec Ennahdha reste à ce stade un peu ambiguë. Dans les déclarations officielles des responsables de ce Mouvement, il y a toujours eu condamnation de l’usage de la violence, sans pour autant discréditer le salafisme, lui don- nant raison sur le fond. Ce comportement s’est vérifié à plusieurs reprises, dans les affaires de Cinémafricat, de Nessma TV et dernièrement dans celle des universités. C’est qu’Ennahdha n’a pas intérêt actuellement à se mettre à dos les salafistes. Mieux, elle semble tirer profit de leurs actions spectaculaires qui lui per- mettent de se poser en représentante d’un islam modéré par rapport à l’islam rigoriste et violent de ces derniers. Certains observateurs parlent même de pacte entre les deux mouvements qui ont identifié un ennemi commun : la gauche laïque. Car, au fond, les deux mouvements, malgré leurs divergences, sont d’accord sur un projet de société commun différent du projet moderniste progressiste. Selon l’éminent chercheur, Adelmajid Charfi, «Ennahdha est en train d’utiliser les salafistes en cette période pour frapper la gauche», mais «c’est une alliance temporaire».
Lors du congrès des salafistes en mai 2011, il y a eu une rencontre entre leurs leaders et certains responsables d’Ennahdha dont Sadok Chourou. De cette rencontre dont peu a filtré, on a su qu’il y a eu des tentatives de rapprochement entre les deux mouvances et un accord concernant la coordination pendant les élections.
Il ne faut pas non plus oublier que, lors de la vague de destitution des imams des mosquées et les violences qui ont accompagné certaines démonstrations de force des salafistes, l’Etat a fait régulièrement appel à des représentants d’Ennahdha pour ouvrir le dialogue avec ces derniers et les encadrer.
Solidarité avec Hizb Ettahrir!Quant au rapport des salafistes avec Hizb Ettahrir, les deux nébuleuses partagent une plateforme idéologique commune puisqu’ils montrent leur attachement intransigeant à l‘islam des origines et à la réhabilitation de la «khilafa islamiya». Leur naissance est aussi le fruit d’une scission du mouvement des Frères musulmans. Dans le cas de Hizb Ettahrir, elle a été opérée par le juge palestinien, Taqiy Eddine Nabhani en 1953 et abouti à la création d’un mouvement international existant dans une cinquantaine de pays dont la Tunisie où la branche tunisienne de Hizb Atthrir a vu le jour en 1983. Comme les salafistes, les adeptes de cet- te mouvance ont été persécutés par les régimes de Bourguiba et de Ben Ali et ont occupé les geôles, notamment en vertu de la fameuse loi de 2003 sur le terrorisme. Reste que leur manière d’agir diffère. Les partisans de Hizb Ettahrir, voudraient changer la société et non pas la dominer et ils sont contre l’usage de la violence. Il est vrai cependant que depuis le 14 janvier, on rencontre souvent les adeptes des deux mouvements lors des manifestations anti «atteinte aux valeurs religieuses» (Cinémafricart, Nessma TV, manifestation devant la synagogue de Tunis…). On ne saurait avancer s’ils coordonnent ensemble pour aller manifester, mais une chose est sûre, c’est qu’ils partagent les mêmes idéaux et défendent les mêmes causes.
Néanmoins, ce sont les salafistes, plus radicaux et plus offensifs, qui accaparent aujourd’hui la scène médiatique et publique. Ils continuent à embrigader de nouveaux adeptes et comptent aller encore plus loin dans leurs actions, aidés par un gouvernement à majorité islamiste qui ne semble pas vouloir s’opposer à eux. En témoigne, le ton mou d’Ennahdha condamnant leurs actes au Campus de la Manouba et les déclarations du Président de transition Moncef Marzouki dans son discours d’investiture annonçant qu’il allait défendre les droits «des femmes portant le niqab et le Hijab».